Depuis la chute d’Alpha Condé, le président de la transition s’est assuré la loyauté des grosses fortunes guinéennes, tout en se rapprochant de la filière indienne. En nommant ses proches à des postes clés et en ayant la main sur le business des cautions, il a ainsi mis en place de multiples canaux de financement.
Jusqu’au 5 septembre 2021 et la chute d’Alpha Condé, ils étaient comme chez eux au Palais présidentiel de Sékhoutouréya. Le Camerounais Paul Fokam (Afriland), le Nigérian Herbert Wigwe (Access Bank), les hommes d’affaires maliens Sidi Mohamed Kagnassi et Samba Bathily, l’Ivoirien Ahoua Don Mello, entre autres, avaient table ouverte chez le professeur. Depuis, Sékhoutouréya est en déshérence, détrôné par le Palais Mohammed V où est installé le colonel Mamadi Doumbouya et les visiteurs « business » de son prédécesseur ont déserté Conakry.
Le cercle des patrons
Certains, il est vrai, ont tenté de se reconvertir et de prêter allégeance à la junte, comme Samba Bathily et le patron du groupe de BTP Piccini, l’Italo-Érythréen Makonnen Asmaron, au nom de la continuité des affaires. Mais leur tentative a fait long feu.
Depuis son exil turc, Alphé Condé n’a d’ailleurs pas apprécié l’infidélité passagère de son ami intime Makonnen, chez qui il lui arrivait de passer des vacances en Italie. Les deux hommes ne se parlent plus. Le cercle des patrons qui coopèrent activement avec la junte au pouvoir est donc avant tout composé de Guinéens. Parmi eux, Kerfalla Person Camara dit KPC, PDG de la société de BTP Guicopres, fait office de figure de proue. Lui qui a déjà connu les faveurs des deux régimes précédents (Konaté et Condé) connaît Mamadi Doumbouya depuis l’époque où ce dernier commandait les Forces spéciales. Il s’est vu notamment attribuer le contrat de la rénovation de l’ancienne cité ministérielle dans le quartier de Landréah à Conakry.
Autre entrepreneur proche du pouvoir : Mamadou Saliou Diallo alias Kégnéko (du nom de son village natal), qui a fait fortune dans l’agroalimentaire avec son groupe Sonoco (Les moulins d’Afrique). Le propriétaire de SAMGBM (Groupe Business Marketing), Mamadou Antonio Souaré, par ailleurs président du club Horoya AC, a également fait beaucoup d’efforts pour se rapprocher du comité militaire, même si ce dernier ne lui a pas permis de récupérer le contrôle du lucratif business des jeux qu’il avait perdu sous Alpha Condé.
«Filière indienne»
À ces trois grosses fortunes guinéennes s’ajoute une « filière indienne », hier au service d’Alpha Condé et désormais dévouée à son successeur avec à sa tête le consul général d’Inde à Conakry Ashok Vaswani, patron du groupe multi-industriel Topaz présent en Guinée depuis d’indépendance, et actionnaire de l’hôtel Sheraton. Vaswani n’est pas étranger à l’arrivée récente de Jindal Power, un important acteur minier et énergétique indien, dont le PDG Naveen Jindal a, fin décembre, mis à la disposition de Mamadi Doumbouya un jet Embraer de 50 places qui fera office d’aéronef présidentiel.
Autre étranger installé de fraîche date : l’homme d’affaires belge Léo Grosman dont la société, System First Guinea, a obtenu dans des circonstances opaques la concession du Bordereau électronique de suivi des cargaisons du port de Conakry (BESC), en évinçant les Américains de Catalyst Business.
De proches collaborateurs et des postes clés
Soucieux d’asseoir son emprise sur l’économie guinéenne et manifestement peu regardant sur les conflits d’intérêts Mamadi Doumbouya a placé plusieurs de ses proches collaborateurs à la présidence des conseils d’administration d’entreprises publiques à caractère administratif. Son directeur de cabinet (avec rang de ministre) Djiba Diakité est PCA de l’autorité de régulation des postes et télécommunications et président du Comité technique du projet Simandou.
Son directeur du protocole Ahmed Sekou Coumbassa (plus connu sous le nom d’Ahmed Durak) est le PCA du Fonds de garantie des prêts aux entreprises. Ses conseillers Bocar Baila Ly et Ousmane Doumbouya président respectivement les conseils d’administration de la Société des eaux de Guinée et de l’Agence nationale des infrastructures routières. Quant à son conseiller personnel Thierno Amadou Bah, il est le PCA de l’Office guinéen de la publicité. Ancien journaliste, éditeur de l’éphémère tabloïd d’opposition (sous Alpha Condé) Le Défi, cet originaire de Dinguiraye qui défraya la chronique judiciaire sous le précédent régime à cause de ses démêlés avec l’homme d’affaires KPC pour une sombre histoire de vidéo, est l’interface entre le colonel et le petit monde des médias et des artistes guinéens. Des influenceurs envers lesquels Mamadi Doumbouya sait se montrer généreux, comme l’étaient ses prédécesseurs. Argent, voitures, passeports diplomatiques : de la chanteuse Binta Laly Sow à «Grand P», en passant par le reggaeman Takana Zion et l’auteur-compositeur Elie Kamano, ils ne sont pas rares à s’en féliciter.
Le business des cautions
Si Mamadi Doumbouya cogère directement le budget des armées, avec son ministre de la Défense, le général Aboubacar Sidiki Camara en particulier l’énigmatique dotation consacrée à la protection des frontières, caisse noire de la hiérarchie militaire depuis le régime Lansana Conté et qui sert notamment à rémunérer les éléments des Forces spéciales au tarif d’un colonel de l’armée régulière il supervise également cette machine à cash qu’est le business des cautions.
Les personnalités politiques de l’ancien régime emprisonnées depuis plus d’un an sont en effet tenues de payer si elles veulent recouvrer une semi-liberté sous contrôle judiciaire. Les anciens ministres Albert Damantang Camara (Sécurité), Zakaria Coulibaly (Hydrocarbures), l’ancien directeur du Fonds d’entretien routier Souleymane Traoré, l’ancien gouverneur de la Banque centrale Louncény Nabé, ont tous dû s’acquitter de versements souvent en espèces et pas toujours au Trésor public variant entre 100 000 euros et un million d’euros (en francs guinéens), avant de pouvoir quitter la maison d’arrêt de Corinthie.
Parmi ceux qui sont toujours détenus, le prix de la liberté provisoire de l’ancien président de l’Assemblée nationale Amadou Damaro Camara a été fixé à un million d’euros, celle de l’ex-Premier ministre Ibrahima Kassory Fofana à deux millions d’euros et celui de l’ancien ministre de la Défense Mohamed Diané à trois millions d’euros.
Curieusement, aucune caution n’a encore été fixée pour la libération de l’homme d’affaires Kabinet Sylla dit «Bill Gates». Il est vrai que plusieurs dizaines de véhicules de sa société ont déjà été saisis par le colonel Balla Samoura, patron de la Gendarmerie nationale, et se trouvent actuellement au siège de la Cour de répression des infractions économiques et financières (Crief). Toutes ces personnalités sont poursuivies pour détournements de fonds publics, blanchiment de capitaux ou enrichissement illicite.
Le trésor de guerre d’Alpha Condé
Même si nombre de dossiers en cours d’instruction sous la houlette du président de la Crief, le juge Noël Kolomou, et sous la supervision du ministre de la Justice Alphonse Charles Wright, peinent encore pour l’heure à être étayés, cette volonté de récupérer l’argent public « là où il se trouve » est considérée d’un œil favorable par la plupart des Guinéens.
Reste qu’on imagine mal la Crief s’inquiéter de ce qu’il est advenu du « trésor de guerre » personnel d’Alpha Condé, découvert entassé dans des sacs et un coffre lors de la prise du Palais de Sékhoutouréya. Selon de très bonnes sources au plus près du président déchu, 15 millions de dollars, 8 millions d’euros et une douzaine de bijoux de valeur s’y trouvaient alors. Un pactole entièrement saisi et qui, depuis, a pris une destination inconnue.
L’officier des Forces spéciales qui, le 5 septembre 2021, dirigeait sur place les opérations, le commandant Alia Camara, pourrait sans doute livrer à ce sujet un précieux témoignage. Rapidement muté loin de Conakry avant d’être arrêté en juin 2022, il est depuis détenu sans jugement au camp militaire de Soronkoni, non loin de Kankan, le fief de Mamadi Doumbouya et de… Alpha Condé.
Source: Jeune Afrique